samedi 18 juillet 2015

Histoire — Aux origines de la légende noire espagnole

Extraits d’un article du journal espagnol ABC : 

La croyance selon laquelle les protestants étaient supérieurs aux catholiques — qui se justifiait en quelque sorte lors de l’essor de l’Empire britannique — a donné naissance à une doctrine raciste qui plaçait les Anglo-Saxons au sommet de la création. La guerre hispano-américaine de 1898 a aussi été l’occasion pour les États-Unis de faire leurs armes en matière de propagande.

Sous mauvaise administration espagnole, Cuba sombre dans l’anarchie. Cette caricature de Louis Dalrymple est parue en mai 1898 dans le magazine satirique américain Puck. Alors que sous bonne administration américaine Porto Rico fait faillite en 2015, contrairement à Washington il est vrai, l’île ne peut imprimer des masses de papier-monnaie...
« Aux États-Unis, personne ne se souvient de la guerre contre l’Espagne de 1898. Il faut dire que les Américains ont du mal à retenir ce qui date de plus de dix ans », plaisanta un jour Woody Allen. Or c’est pourtant précisément à cause de cette guerre que la légende noire espagnole a perduré jusqu’au XXe siècle.

La campagne militaire qui, d’avril à août 1898, voit s’affronter les vestiges de l’empire espagnol et la flotte américaine naissante est énergiquement soutenue par une machine de propagande américaine qui ravive à l’échelle mondiale la mauvaise réputation des Espagnols. Ces derniers deviennent les ennemis récurrents des États-Unis, y compris au cinéma (avant d’être remplacés par les Allemands, les Japonais et les communistes). Dans une scène de L’Aigle des mers, un film américain [réalisé par Michael Curtiz] de 1940, Philippe II apparaît ainsi comme un tyran fasciste, qui contemple une carte du monde et prévoit d’envahir l’Angleterre. Cette mise en scène est une référence à peine voilée au nouvel ennemi qui se dresse alors devant la Grande-Bretagne et les États-Unis : Adolf Hitler.

Scène de l’Aigle des mers (1940)
L’Espagne avait soutenu les Treize Colonies d’Amérique du Nord pendant la guerre d’indépendance contre les Anglais [de 1775 à 1783], au risque de donner des velléités d’autonomie à ses propres territoires extraeuropéens, ce qui fut d’ailleurs le cas. Cependant, à la fin du XIXe siècle, le pays devient le principal ennemi de l’Amérique. Les idées des Lumières, qui se sont répandues aux États-Unis au XVIIIe siècle, ainsi que la sympathie éprouvée pour les nouvelles républiques d’Amérique du Sud, renforcent le sentiment anti-espagnol. Profitant de l’essor du mouvement indépendantiste à Cuba [et du déclenchement de la guerre d’indépendance cubaine (1895-98)], les États-Unis s’immiscent dans le conflit afin de provoquer un casus belli et de pouvoir s’emparer des derniers territoires espagnols en Amérique [et dans le Pacifique : les Philippines, Guam. Les Mariannes seront, elles, rachetées par les Allemands]. La méfiance réciproque entre les États-Unis et la couronne espagnole s’intensifie à mesure que les presses nationales mènent des campagnes de dénigrement contre leur adversaire. En février 1898, William Randolph Hearst, qui possède à l’époque l’un des premiers empires médiatiques au monde, instrumentalise dans ses journaux le naufrage dans le port de La Havane du cuirassé américain Le Maine, envoyé au départ pour intimider l’Espagne, afin de convaincre l’opinion publique d’entrer en guerre contre ce pays.

Épave du Maine dans le port de La Havane (vers 1898)


Orgueil et cruauté.

La guerre est un véritable désastre pour une flotte espagnole à bout de souffle. Outre l’indépendance de Cuba, qui se concrétisera en 1902, l’Espagne devra aussi céder les Philippines, Porto Rico et Guam. Cependant, les conséquences à long terme pour les intérêts espagnols sont encore plus délétères : les États-Unis reprennent et amplifient la légende noire espagnole. La mauvaise réputation de notre pays, qui devait sa genèse à la propagande hollandaise, française et anglaise à l’époque de l’empire espagnol, et qui avait été élevée au rang de récit historique avec l’essor des anciennes puissances rivales de la monarchie espagnole sur le sol européen, trouve alors un écho formidable aux États-Unis. Robert Green Ingersoll, un homme politique américain, déclare ainsi peu avant la guerre d’indépendance cubaine : « Indolence, orgueil, cruauté et superstition démesurée, voilà tout ce qui reste aux Espagnols. L’Espagne a détruit toute liberté de pensée au cours de l’Inquisition, et des années durant le ciel est resté obscurci par la fumée des autodafés. L’Espagne passait son temps à brûler les personnes coupables de penser et d’exprimer leurs opinions. » [...]

Manuels scolaires biaisés

L’historien américain Philip Powell (1913-1987) est l’un des premiers à avoir analysé cette campagne menée contre l’Espagne dans son ouvrage La Leyenda negra. Un invento contra España [« La Légende noire. Une invention contre l’Espagne », inédit en français, Tree of Hate dans sa version originale en anglais] : « Les champions du sentiment anti-espagnol vont de Francis Drake à Theodore Roosevelt ; de Guillaume Ier d’Orange-Nassau à Harry Truman ; de Bartolomé de Las Casas au Mexicain Lázaro Cárdenas; ou encore des puritains d’Oliver Cromwell aux communistes de la Brigade Abraham Lincoln — du romantique au prosaïque et du presque sublime au ridicule achevé. » [...]

Il faut ajouter aux questions politiques une composante religieuse. « Cela fait bien longtemps que la propagande anti-espagnole se nourrit d’un fort anticatholicisme. Et ce cocktail délétère perdure à travers la littérature populaire et les préjugés traditionnels, et continue de renforcer notre sentiment de supériorité », poursuit l’historien américain dans son ouvrage. À titre d’exemple, en 1916, environ 40 églises protestantes se sont réunies à Panama pour organiser une offensive contre le caractère religieux et idolâtre décadent du catholicisme. La croyance erronée que les protestants étaient supérieurs aux catholiques — chose qui se justifiait à l’apogée de l’Empire britannique alors qu’il évinçait l’empire espagnol — a abouti à une doctrine raciste qui a placé les Anglo-saxons au sommet de l’échelle de l’évolution.

L’économie semblait leur donner raison. Pour l’économiste Max Weber, les protestants représentent « l’esprit du capitalisme moderne » caractérisé par la poursuite rationnelle du profit grâce à une profession librement choisie. Ce n’est qu’au milieu du XXe siècle qu’on commença à réfuter cette prétendue supériorité du monde protestant et anglo-saxon sur le catholicisme et les peuples latins. Pourtant, en 1980, un groupe d’étude, « Le Conseil de sécurité interaméricaine » a élaboré plusieurs documents bien connus qui remettaient en question la capacité de l’Église catholique de résister à l’avancée du marxisme-léninisme.

Par crainte de voir leur histoire déformée, comme ce fut le cas des Britanniques, les États-Unis commencent à porter un regard moins sévère sur l’histoire de notre pays [l’Espagne] après la Seconde Guerre mondiale. [...] Le parti-pris anti-espagnol des livres scolaires américains frisait en effet parfois la caricature. De nombreuses modifications sont donc apportées, notamment en raison de l’augmentation de l’influence des Hispaniques aux États-Unis. Les origines espagnoles de plusieurs États américains, comme la Californie, la Floride ou encore le Texas, sont, depuis quelques années, peu à peu mises en avant.

Source : ABC

Voir aussi

Histoire — Le Moyen Âge, une imposture. (Notamment l'Inquisition au Moyen âge n'a pas fait brûler de sorcières).

Le côté sombre des Lumières

1 commentaire:

Ecolemaison a dit…

Merci de faire ces rappels fructueux. L'affaire du Maine, quelques temps après l'annexion du Texas par les Etasuniens, est le premier incident permettant l'entrée en guerre des USA. Viennent ensuite les affaires du Lusitania, de Pearl Harbour, du Golfe du Tonkin et du 11 Septembre. Une série de trucages qui ont été entièrement et parfaitement décrits. Il ne reste que les ignares et les dupes pour les qualifier de "théories du complot".